Initiative ECOPOP: Première victime

La presse a suffisamment rapporté pourquoi l’initiative ECOPOP est suspecte. (Elle surestime la croissance démographique, sous-estime l’impact négatif de l’activité économique sur les ressources, néglige toute justification pour prioriser les Suisses sur les immigrés dans la question de l’accès aux ressources.) Mais un autre problème semble avoir échappé à la vigilance des commentateurs: l’initiative méritait-elle d’être validée? En apparence, cette question peut sembler seulement technique. Il n’en est rien. On va le voir, la question conduit jusqu’au cœur de la démocratie directe: la source de la légitimité du pouvoir du peuple.

Il était une fois l’unité de matière

La Constitution fédérale attribue au Parlement la tâche de valider les initiatives populaires. La validité est définie par plusieurs conditions. L’unité de matière est l’une d’elles. Elle stipule qu’un texte est valide seulement si «il existe un rapport intrinsèque entre les différentes parties d’une initiative» (art. 75. 2 LDP). Difficile de donner une définition de la notion de «rapport intrinsèque», d’où la tâche d’interprétation du Parlement, qui décide au cas par cas. Mais grosso modo, l’idée est qu’il faut un lien «logique» et «de raison» entre les différentes dispositions prévues par le texte. L’exigence du lien logique permet d’exclure les initiatives comprenant des dispositions très difficiles, voire impossibles à réaliser conjointement, ou tout simplement incompatibles. L’exigence d’un lien «de raison» est plus complexe. Il s’agit d’exclure les initiatives dont les dispositions, prises collectivement, ne sont soutenues par aucune raison commune et qui, prises individuellement, ne sont soutenues par aucune partie d’une raison commune aux autres. Pour les besoins de l’enquête, on abrégera l’exigence du lien de raison en disant que les raisons d’une initiative ne doivent pas être indépendantes.

L’unité de matière est une restriction à la liberté d’initiative. Mais dans quel but? Les deux critères révèlent une partie de la réponse. Une initiative enfreignant le critère du lien logique demanderait au votant d’accepter une aporie ou un paradoxe. Et une initiative enfreignant le critère du lien de raison demanderait au votant d’arbitrer entre des  raisons complètement indépendantes. Dans les deux cas, le vote ne serait plus l’expression intelligible de la volonté du peuple de réaliser une certaine action politique. En effet, pour reconnaître la volonté du peuple, les institutions doivent pouvoir lui attribuer une intention. Or l’attribution d’une intention ne peut s’effectuer qu’en rapportant la réponse populaire à une initiative (oui/non) aux raisons qui motivent l’initiative. Ainsi, l’acceptation en de l’initiative signale que celle-ci est perçue par le votant comme un moyen pour une certaine fin. Le problème, c’est qu’avec une mosaïque de raisons indépendantes, impossible d’identifier l’intention du peuple, et donc impossible de reconnaître sa volonté de réaliser une certaine action politique. En protégeant l’intelligibilité de l’intention du peuple, l’unité de matière protège donc la possibilité de lui attribuer une volonté.

Initiative bien intentionnée et honnête cherche unité de matière pour votation et plus si affinité

Nous pensons que l’initiative ECOPOP aurait dû être invalidée pour défaut d’unité de matière.

Prenons d’abord pour témoins l’argument qui permet aux initiants de conclure que la Suisse doit consacrer au planning familial volontaire 10% de son budget pour l’aide au développement. Le but de cette exigence consiste à empêcher une détérioration de l’environnement due à l’augmentation de la population mondiale. Ainsi, l’initiative désigne la croissance démographique comme une cause de la dégradation de l’environnement et suggère que la réduction de la natalité, via le planning familial, permettra de diminuer la croissance et donc de diminuer l’impact humain sur l’environnement. C’est pourquoi la Suisse devrait participer à la planification familiale au niveau mondial. Comme la pression démographique mondiale provient surtout des pays en voie de développement, la Suisse devrait soutenir les projets d’aide à la planification dans lesdits pays en développement.

Est-ce que l’incompatibilité entre une croissance démographique mondiale qui met les ressources sous pression et l’importance de protéger l’environnement constitue une raison de limiter l’immigration dans ses frontières à une croissance de 0.2%?

Si c’est la croissance démographique mondiale qui est responsable – parmi d’autres causes – de la détérioration de l’environnement, alors la fermeture des frontières suisses ne permet aucunement de freiner cette croissance démographique – et donc la détérioration de l’environnement. Exiger des nouveaux occupants de la planète de rester en dehors d’un territoire délimité ne réduit pas la croissance de la population totale. Sauf si leur exclusion de Suisse – permet de garantir leur incapacité d’accéder à des ressources supplémentaires et donc d’augmenter la pression sur les ressources. En vivant hors des frontières helvétiques dans des conditions de vie inférieures à celles qu’ils obtiendraient en Suisse, ils deviennent un poids moindre pour l’environnement. Si tel est l’argument qui permet de conclure à la fermeture des frontières, alors le meilleur scénario serait encore que les personnes refusées en Suisse décèdent à l’étranger et cessent ainsi complètement de mettre les ressources sous pression.

On le voit, la pression sur l’environnement due à la croissance démographique indéfinie ne constitue par une raison en faveur de limiter l’immigration. Pour cela, il faudrait ajouter l’idée que les conditions de vie des Suisses actuels et futurs doivent être protégées en priorité par rapport à celles des immigrés. Cette l’idée d’une priorité entre les bien-être de différents groupes d’individus n’est évidemment pas justifiée par l’importance de soulager l’environnement de la pression exercée par la démographie. Par conséquent, les raisons en faveur de la protection des ressources échouent à justifier la limitation de l’immigration.

Inversement, la sauvegarde du bien-être des Helvètes actuels et futurs, la sauvegarde des ressources helvétiques qui doivent garantir ce bien-être, et la limitation de la croissance démographique qui en découle, justifient-elles la conclusion que l’aide au développement suisse doit attribuer 10% de son budget à la planification familiale à l’étranger?

L’argument parle de lui-même. Etant donné que la limitation de l’immigration suffit à elle seule à garantir la satisfaction de l’objectif de la sauvegarde du bien-être des Suisses actuels et futurs, et que la limitation des l’immigration ne se justifie que dans la mesure où elle sert à préserver ce bien-être, il est clair que la préservation du bien-être des Suisses n’a aucun rapport avec la planification familiale dans les pays en développement. Les arguments en faveur de la limitation de l’immigration ne permettent aucunement de soutenir la planification familiale à l’étranger. Par conséquent, les raisons en faveur de la limitation de l’immigration  ne justifient pas la planification familiale.

Les deux clauses de l’initiative, à savoir la limitation de l’immigration et l’investissement de 10% de l’aide dans la planification familiale, ne possèdent donc pas de raisons commune. De plus, il est très difficile d’imaginer des raisons en faveur d’une de ces dispositions qui soient des parties des raisons en faveur des autres. Par exemple, une manière de concevoir le rapport entre l’accès aux ressources naturelles et le bien-être consiste à faire appel à une certain conception large de la justice. Dans cette conception, dans la mesure où un certain niveau de bien être constitue un dû aux individus, et dans la mesure où ce dû dépend de l’accès aux ressources, protéger les ressources serait un moyen d’éviter un défaut de bien, un manquement vis-à-vis d’un dû. Or cette conception large de justice s’accommode mal du chauvinisme nécessaire pour soutenir l’idée que le bien-être des Suisses prime sur celui des immigrés. Elle s’accommode par contre fort bien de l’idée que tous doivent faire un effort pour limiter la pression sur les ressources.

«Wachet uf!»

Ainsi, l’initiative ne repose pas sur des raisons qui permettent d’identifier l’intention d’une action politique via un lien moyen-fin, car ces raisons sont indépendantes (au sens technique définit plus haut). On peut donc légitimement se demander pourquoi le Parlement s’est abstenu d’invalider l’initiative pour non-respect de l’unité de matière.

Là, le mystère s’épaissit. Un excès de chauffage dans les salles du Palais fédéral aurait-il provoqué un assoupissement généralisé? Ou ECOPOP aurait-elle injecté un poison lénifiant dans le vin blanc des députés offert par économiesuisse et santésuisse? A ce stade, aucun indice ne permet de l’exclure.

Nous croyons avoir lu quelque part, peut-être était-ce en rêve, que le Parlement a craint que l’invalidation du texte ne provoque une récidive plus acharnée encore de la part d’ECOPOP, surfant cette fois sur la vague du «Voilà, regardez, le Parlement méprise le droit d’initiative et la volonté populaire». Si c’est vrai, pas sûr que cette solution rende un meilleur service à la volonté populaire. Car quelle que soit l’issue de la votation, l’intention du peuple demeurera indéchiffrable. Impossible dans ces conditions de lui attribuer une volonté de réaliser une certaine action politique. Avant même d’être votée, l’initiative a déjà fait une victime: la légitimité de la démocratie directe.

Judith Würgler et Adrien Glauser
@ProEthica