Entretien avec Sarah Heiligtag

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L’histoire de la sensibilité^

ProEthica: Beaucoup de philosophes se sont penchés sur la question du bon critère pour déterminer le champ de la patience morale – les conditions auxquelles un individu est le bénéficiaire d’obligations morales. Quand ce critère a-t-il été découvert et comment s’est-il imposé?

SarahHeiligtag 1: Dans la Grèce antique, des penseurs tels que Porphyre, Plutarque et Pythagore affirmaient déjà que les animaux peuvent ressentir de la douleur et des émotions négatives, comme la peur par exemple. La conclusion qu’ils en tiraient est que les humains devraient s’abstenir de les torturer ou de les tuer. L’idée derrière cette conclusion est que la disposition à ressentir de la douleur – appelons cette disposition la sensibilité – est suffisante pour être digne de considération morale. Aujourd’hui, c’est le philosophe britannique Jeremy Bentham qui est le plus souvent cité comme défenseur de cette idée. Il affirme sans équivoque que la sensibilité constitue le critère adéquat pour déterminer si un individu doit être ou non inclus dans la communauté des individus moraux. D’où cette fameuse citation: «La question n’est pas: Peuvent-ils raisonner? peuvent-ils parler? mais: Peuvent-ils souffrir?» 2. Par cette phrase, Bentham vise à critiquer non seulement l’esclavage et le racisme, mais également la maltraitance des animaux.

A mon avis, ce critère s’est avant tout imposé par la nécessité, ressentie à l’occasion des conflits récurrents depuis les guerres de Religion, d’adopter des lois et des normes prévenant autant que possible la souffrance. S’agissant des êtres humains, cette idée s’est concrétisée à l’époque des Lumières avec les droits de l’homme.

La sensibilité^

Il est plausible que la sensibilité est une condition suffisante pour la patience morale: si un individu est sensible, alors nous avons des obligations morales envers lui. Pensez-vous également que la sensibilité soit une condition nécessaire — si nous avons des obligations morales envers un individu, alors celui-ci est sensible?

Oui, je suis d’accord. Les êtres sensibles ont des intérêts, dont celui de ne pas souffrir. A l’échelle morale, ces intérêts comptent à tel point que leurs possesseurs, les êtres sensibles, ne peuvent pas ne pas être acceptés comme membre à part entière de la communauté des individus moraux. C’est à ce titre qu’ils sont bénéficiaires d’obligations morales.

Pensez-vous que les embryons et les gens dans le coma constituent des contre-exemples à l’idée que la sensibilité est nécessaire pour la patience morale? Après tout, la plupart des gens ont l’intuition que ces individus sont des patients moraux, alors qu’ils ne sont pas (toujours) sensibles.

Non, cela nous conduirait à accepter la thèse controversée selon laquelle les embryons ou les gens dans le coma ne sont pas sensibles. Et s’agissant des comateux, il n’est pas clair qu’ils ne soient pas sensibles pour autant.

Par contre, nous pourrions préciser la thèse que la sensibilité est nécessaire en ajoutant qu’il est nécessaire que les individus soient sensibles au moins à un moment de leur existence. Après tout, nous pouvons tous penser à des moments durant lesquels un individu n’est pas encore sensible, ou a temporairement perdu sa sensibilité. Dans tous les cas, nous pouvons dire que les animaux humains et non humains sont en général sensibles. Et par prudence, il vaut mieux attribuer la sensibilité à des individus dont nous ne sommes pas certains qu’ils sont réellement sensibles plutôt que de risquer de les maltraiter au motif d’un prétendu manque de sensibilité.

Ainsi, je ne pense pas que des cas marginaux comme les embryons ou les comateux constituent un contre-exemple plausible à la nécessité de la sensibilité pour la patience morale.

Quant à vous, pensez-vous que l’idée de la sensibilité est nécessaire à la patience morales est correcte, et sinon, pourquoi?

Je pense que la sensibilité pourrait ne pas être nécessaire pour la patience morale 3 car, bien que la sensibilité soit une précondition à la possession d’intérêts moralement pertinents, la patience morale pourrait être attribuée pour d’autres raisons que la possession d’intérêts. On peut penser aux théories biocentrées, selon lesquelles le respect dû à la vie sous toutes ses formes – au sens de l’Ehrfucht vor dem Leben d’Albert Schweitzer. Dans cette approche, le fait de maîtriser le concept de respect moral oblige l’agent moral à respecter toute manifestation de la vie, qu’il s’agisse d’une fleur ou d’un arbre, qui sont clairement insensibles dans le sens pertinent. Ainsi, la sensibilité peut être suffisante sans être nécessaire.

Dans l’approche que je privilégie pour le débat sur les animaux, toutefois, la sensibilité est nécessaire car si un animal ne peut souffrir de rien, ni ressentir de la joie ou une certaine forme de bonheur, il n’y a plus rien de moralement pertinent à prendre en compte.

La question à laquelle il faut répondre avant de parler de conditions nécessaires dans le contexte de patience morale est toujours: Quelles implications la patience morale a-t-elle? Justifie-t-elle, au final, l’octroi de droits moraux? En quoi permet-elle de protéger les besoins fondamentaux des individus?

Lorsque nous parlons simplement de statut moral ou de patience morale, la sensibilité est suffisante; lorsque nous parlons de droits moraux, nous pourrions conclure que la sensibilité est nécessaire. Dans le second cas, l’idée est qu’en étant nécessaire pour la possession d’intérêts moralement pertinents, la sensibilité justifie la reconnaissance du droit à la protection de ceux-ci. Après tout, c’est en vertu du fait que les êtres humains sont sensibles et ne sont pas indifférents au traitement qu’on leur fait que des droits aussi fondamentaux que celui de vivre à l’abri de la souffrance et de voir son intégrité physique préservée furent «inventés».

Plaisirs et intérêts^

Vous définissez la sensibilité comme disposition à ressentir du plaisir ou de la douleur. Mais je peux éprouver du plaisir à faire une bonne ouverture aux échecs ou à prendre un bain chaud. De quel type de plaisir/douleur s’agit-il?

Dans le débat qui nous occupe, le concept de plaisir/douleur pertinent ne s’applique pas en priorité aux plaisir attitudinaux [les plaisirs associés à une attitude, p.ex. regarder un film], par opposition aux plaisir corporels, [les plaisir associés à une sensation, p.ex. prendre bain chaud]. En tant que disposition à ressentir des plaisirs/douleurs, le concept de sensibilité est un concept qui s’applique à toute sensation dont le ressenti particulier est, du point de vue du sujet, positif ou négatif. Dans cette acception étendue des plaisirs/douleurs, comptent comme plaisirs aussi bien les sensations corporelles plaisantes et les plaisirs attitudinaux que les émotions positives, comme la joie, le contentement et l’allégresse; et comptent comme douleurs aussi bien les sensations corporelles déplaisantes et les déplaisirs attitudinaux que les émotions négatives comme la peur, la frustration, l’angoisse, etc. Le point important est que grâce à ces sensations, les individus répondent de manière appropriée aux stimuli de leur environnement. Dans ce sens minimal, les animaux sont conscients.

Pour motiver cette acception large du concept de sensibilité, on peut faire deux remarques. Premièrement, de nombreuses espèces animales ont la capacité d’avoir des attitudes cognitives dans le sens minimal ci-dessus. Ces attitudes sont nécessaires aux plaisirs non strictement associés à des sensations corporelles, ainsi qu’aux émotions – la joie et la frustration ne sont que deux exemples parmi d’autres. Deuxièmement, lorsque nous nous interrogeons sur la sensibilité, les types de plaisirs/douleurs ne comptent pas: tout ce qui compte, c’est la possibilité de plaisirs/douleurs – de quelque type que ce soit. Chose importante que nous allons voir par la suite: il y a une relation étroite entre la capacité de ressentir de la douleur et la capacité d’avoir une attitude vis-à-vis de sa douleur.

Vous affirmez que la possession de la sensibilité confère aux individus des intérêts moralement pertinents. En quoi le fait d’être disposé à avoir certains types de plaisirs/douleurs confère-t-il des intérêts moralement pertinents?

Tous les être sensibles se sentent concernés par la manière dont ils sont traités: leur propre bien-être leur importe [ils possèdent un certain welfare]. Ils ont tendance à maximiser le plaisir et à minimiser la douleur d’une manière ou d’une autre. En d’autres termes, ils sont tous à la poursuite d’une vie heureuse, ce pour quoi les douleurs sont défavorables et les plaisirs favorables. La satisfaction des intérêts d’un être sensible est donc bonne pour lui, en tant qu’elle est un moyen d’atteindre son bonheur.

Dans l’approche que je privilégie, c’est la possession d’intérêts essentiels qui justifie la patience morale, voire les droits moraux. Après tout, on peut supposer que la principale fonction des droits de l’homme est de préserver et de garantir certains intérêts essentiels des êtres humains. La possibilité de satisfaire ces intérêts essentiels justifie moralement la reconnaissance de tels droits. Cette approche se concentre donc avant tout sur l’identification des prérequis sociaux et biologiques pour que tous les individus puissent mener une vie minimalement heureuse. Ce qui permet aisément de voir comment les droits moraux sont généralisables: ils sont justifiés par l’existence d’intérêts essentiels à tous les êtres humains. Par exemple, nous avons tous un intérêt pour le respect de notre sécurité personnelle. Cet intérêt essentiel fonde notre attente de se voir reconnaître la sécurité comme un droit.

Ainsi, sous l’hypothèse qu’il est possible d’identifier les prérequis sociaux et biologiques pour mener une vie minimalement heureuse non seulement des humains, mais aussi des animaux, et sous l’hypothèse que la satisfaction des intérêts participent d’une vie heureuse, je pense qu’il faut admettre que certains intérêts essentiels confèrent à leur possesseur un statut moral – que le possesseur soit humain ou non.

Intérêts, valeurs et désirs^

Vous dites qu’il y une relation intime entre (a) avoir un plaisir et (b) avoir une attitude ou un sentiment vis-à-vis de ce plaisir. Mais les animaux ne sont pas capables d’avoir des attitudes cognitives, i.e. qui impliquent l’utilisation de concepts. Quelle est donc l’attitude que les animaux sont capables d’avoir envers leurs plaisirs/douleurs et qui justifie de leur reconnaître un statut moral?

Pour répondre précisément à votre question, il me faut développer la notion d’intérêts. Ici, je suis la définition de Feinberg 4, pour qui un individu a un intérêt pour X dès lors que X est un enjeu pour cet individu (has a stake on X), dans le sens où l’individu risque quelque chose en perdant X. Plus simplement et plus généralement, on pourrait dire qu’un individu a un intérêt pour X dès lors que l’individu valorise X, dans le sens où la possession de X est, d’une manière où d’une autre, bénéficiable à l’individu. Cela signifie juste que les objets d’intérêt sont les choses que les individus valorisent.

Cette idée présuppose que les individus qui ont des intérêts possèdent un certain bien-être, que les choses importent à ces individus d’une manière ou d’une autre. Je pense qu’il fait sens de dire que les choses importent à un individu seulement si cet individu est capable d’avoir des désirs. Par implication, avoir des intérêts requiert d’avoir des désirs. Evidemment, il arrive souvent qu’on désire quelque chose qui n’est pas dans notre intérêt, et inversement, qu’on ne désire pas quelque chose qui est dans notre intérêt. Le point important, ici, est que la capacité d’avoir des intérêts requiert la capacité d’avoir des désirs.

Que sont les désirs? Ici, j’ai à l’esprit cinq caractéristiques des désirs selon DeGrazia 5: (i) les désirs impliquent que le sujet est disposé à chercher à obtenir l’objet du désir – le désir dispose le sujet à faire un effort vers l’objet désiré; (ii) les désirs sont parfois des états mentaux conscients – on peut faire l’expérience d’un désir; (iii) les désirs impliquent que le sujet valorise l’objet du désir – les désirs ont une composante affective; (iv) les désirs sont parfois des dispositions – ils peuvent exister à l’état latent; et (v) les désirs sont des attitudes propositionnelles – le contenu des désirs est structuré par des concepts.

Je reviendrai sur (iii) plus bas. Commentons brièvement les autres caractéristiques. (i) et (ii) nous permettent de discerner les individus capables d’avoir des désirs des individus seulement capables d’adopter un comportement orienté vers des objectifs. En effet, les individus seulement capables d’adopter un comportement orienté vers des objectifs ne peuvent pas chercher à obtenir un objectif, c’est-à-dire de faire un effort pour l’obtenir. Tout au plus ont-ils la disposition de l’obtenir, de la même manière que les tournesols ont la disposition de se tourner vers le soleil pour optimiser leur photosynthèse, bien que cette disposition n’ait rien à voir avec un effort de la part des tournesols (i). De plus, la manifestation d’un désir implique une expérience particulière, un effet que cela fait, qui n’est pas présent dans le seul cas d’un comportement orienté vers objectifs (ii).

(iv) est une caractéristique très importante des désirs. Ceci devient évident lorsque nous observons nos propres désirs et nos actions. Nous savons tous que les désirs peuvent survivre en nous sans que nous en soyons conscients. Cela signifie que nous avons certains désirs dont nous ne faisons pas l’expérience, ou nous avons des désirs qui ne jouent aucun rôle pour motiver nos actions. Par exemple, j’ai le désir de vivre, mais je ne fais pas constamment l’expérience de ce désir. Par exemple en dormant. Mais cela n’implique pas que, si quelqu’un m’assassinait pendant mon sommeil, cette personne n’agirait pas contre mon désir de vivre. Ainsi, c’est seulement si certains conditions sont satisfaites qu’un désir se manifeste sous forme d’expérience. Si mon assassin me réveillait pour m’informer qu’il est sur le point de me tuer, je ferais probablement l’expérience de mon désir de vivre.

(v) permet de distinguer les désirs des sensations telles que les plaisirs et les douleurs. Cette caractéristique montre que les désirs sont similaires aux souhaits, croyances, et autres attitudes dont le contenu est structuré par des concepts. Un critère linguistique pour identifier les états mentaux de la catégorie des attitudes propositionnelles est le fait qu’il est correct de les attribuer au moyen de subordonnées introduites par «que». Ainsi, «Je crois qu‘il neige», étant une phrase grammaticale, indique une attitude propositionnelle, alors que «J’ai du plaisir que je prends ce bain chaud », n’étant pas une phrase grammaticale, indique qu’il ne s’agit pas d’une attitude propositionnelle. Le contenu de ce plaisir n’est donc pas structuré par des concepts.

Pourquoi penser que les animaux sont capables d’avoir des désirs irréductibles à de simples comportements orientés vers des objectifs futurs et nécessaires à la possession d’intérêts? Je citerai deux raisons principales de soutenir cette idée.

La première est de nature comportementale. Clairement, les animaux se comportent d’une manière similaire à la manière dont nous nous comportons lorsque nous avons des objectifs. Cette similarité est la suivante: leur comportement indique que certaines choses leur importent, et que c’est parce qu’elles leur importent que ces choses constituent des objectifs pour eux. Les choses qui importent aux animaux sont celles que les animaux valorisent [cf. la caractéristique (iii) des désirs]. Les comportements manifestant le fait que l’animal valorise l’objectif vers lequel est orienté ce comportement distinguent les animaux des entités qui, bien qu’ayant un comportement orienté vers des objectifs, ne sont pas capables de valoriser quoi que ce soit – comme les tournesols par exemple.

Le critère permettant d’attribuer à un animal la capacité de valoriser quelque chose, et donc d’avoir un intérêt pour elle, est la capacité de l’animal à exprimer sa satisfaction ou sa frustration vis-à-vis de cette chose. Considérez l’exemple suivant. Oscar, notre sanglier, adore les pommes; il sait que celles-ci sont entreposées dans un cageot posé sur une haute étagère, hors d’atteinte, dans le cellier. Chaque fois qu’il a envie d’une pomme (ce qui n’est pas toujours le cas!), Oscar trottine jusqu’au cellier, tourne la tête vers le cageot, et attend. Si personne ne réagit, il commence à émettre un son. Plus nous tardons à venir, plus le son devient fort et différencié; et au bout d’un moment, il vient nous réveiller et insiste pour que nous le suivions jusqu’au cellier. Ce manège dure, mais au bout d’un moment, il abandonne et regagne sa niche, déçu évidemment. Mais si je me lève et me dirige vers le cellier, Oscar secoue la queue sauvagement et trépigne d’impatience.

De même, lorsqu’il veut sortir, il se positionne tout contre la porte de l’étable, tourne la tête d’abord vers l’un d’entre nous, puis vers le jardin. Si nous ne réagissons pas, il commence à nous «appeler» et, une fois la porte ouverte, il court de-ci de-là tout excité. Il y a de nombreux exemples comme celui-ci, qu’il s’agisse de désirs de nourriture, d’attention, de sommeil, et de quoi que ce soit d’autre. Dans toutes ces situations, Oscar exprime de la satisfaction ou de la frustration en adoptant un certain comportement, à travers les mouvements corporels, l’expression faciale et la vocalisation.

Un autre point qui mérite d’être mentionné en faveur de l’idée que les animaux valorisent des choses est l’observation qu’ils luttent pour différents objectifs différemment: ils accomplissent beaucoup d’efforts pour atteindre certains objectifs, tandis qu’ils abandonnent d’autres objectifs assez facilement. Il suffit d’observer une chienne protégeant ses petits pour voir à quel point ils lui importent. Si quelqu’un s’en prenait à eux, la férocité de sa réaction ne serait pas comparable à la férocité de la réaction qu’elle aurait si on lui dérobait de la nourriture.

Ainsi, il n’y a aucune raison de penser qu’il manque quelque chose d’essentiel au comportement des animaux pour penser que ce comportement n’est pas fondé sur le fait que certaines chosent importent aux animaux, dans le sens où ils les considèrent comme des biens – au point de ressentir de la satisfaction ou de la frustration lorsqu’ils peuvent ou non les obtenir.

La seconde raison de penser que les animaux sont capables d’avoir des désirs irréductibles à de simples comportements orientés vers des objectifs futurs et nécessaires à la possession d’intérêts est de nature physiologique. Comme DeGrazia et d’autres chercheurs l’ont remarqué, du point de vue physiologique, la possession de système nerveux central (SNC) est le critère le plus important pour ressentir de la douleur 6. Je pense qu’il fait sens de dire que le SNC joue également un rôle important pour comprendre la capacité à valoriser les choses. Comme je l’ai dit plus haut, il est plausible qu’il y ait une étroite relation entre la capacité à ressentir de la douleur et la capacité d’avoir une attitude à propos de sa douleur. Du point de vue biologique, à quoi servirait-il de ressentir de la douleur si la douleur n’importait pas à l’individu – si l’absence de douleur ne constituait pas un bien pour l’individu? Il semble que la fonction de la douleur est d’alerter l’organisme de l’occurrence d’un dommage corporel, afin que l’organisme puisse entreprendre des actions volontaires pour échapper à la source du dommage corporel et éviter cette source dans le futur 7. Pourquoi un individu ressentirait-il de la douleur si la douleur n’était pas quelque chose qui pouvait importer à l’individu?

Or, comme le remarque DeGrazia, de nombreux animaux ont un SNC complexe; parmi eux, on trouve les vertébrés et quelques invertébrés, comme les céphalopodes 8. Tous ces animaux ont, pour ce que la science nous permet d’en juger, la capacité de valoriser certaines choses. Nous n’avons pas la légitimité de douter de cette présupposition tant que nous ne disposons pas de raisons convaincantes de le faire, et ces raisons devraient surpasser celles que j’ai données pour que nous soyons légitimés à abandonner l’analogie entre le comportement des animaux non humains et le comportement des humains sous les aspects comparables.

Désirs et croyances^

Jusqu’à présent, j’ai argumenté pour la thèse que les animaux ont un comportement non seulement orienté vers des objectifs, mais manifestant une capacité pour la valorisation de ces objectifs – les objectifs des animaux constituent des biens pour les animaux en vertu du fait que les animaux les valorisent. De ceci, j’ai proposé d’inférer que ces objectifs sont l’objet de désirs chez les animaux. Or nous avons vu que les désirs sont des attitudes propositionnelles – leur contenu est structuré par des concepts. De plus, la plupart des philosophes pensent qu’avoir des désirs requiert la capacité d’avoir des croyances – également des attitudes propositionnelles. Donc il me faut montrer dans quel sens il est correct d’attribuer des croyances et des désirs aux animaux.

Je pense qu’il est plausible d’affirmer que la capacité de désirer requiert la capacité de croire, et que la capacité de croire requiert la capacité d’être «surpris» – de découvrir que ce que l’on se représentait comme vrai ne l’est pas après tout.

Comment un animal peut-il découvrir quoi que ce soit dans un sens pertinent pour lui attribuer des croyances? Je pense que la notion importante pour comprendre cette idée est celle d’attente (expectation). Etre surpris implique constater que les faits ne correspondent pas à notre attente. Cela n’implique pas qu’un individu surpris doit être capable de pensée réflexive, dans le sens où la surprise ne pourrait avoir lieu que si l’individu se représentait sa représentation des faits comme incompatible avec les faits. Il suffit que l’individu tombe sur une situation qui, pour ainsi dire, entre en conflit avec son attente. Cette conception de la surprise en termes de la conscience d’une différence entre la situation actuelle et la situation attendue a conduit des chercheurs comme DeGrazia à attribuer la capacité de surprise à de nombreux animaux. Voici un exemple qui sera familier au lecteur: «Après avoir lancé plusieurs fois une balle de tennis à son chien pour qu’il la lui ramène, un garçon fait le geste du lancer, mais garde la balle dans sa main. Le chien, qui s’attend à voir voler la balle dans la direction habituelle, court à toute vitesse, puis s’arrête brusquement, regarde autour de lui, et tourne la tête vers le garçon». Confronté à cette nouvelle situation, le chien est surpris: il a cru que la balle fuserait dans la direction attendue, mais s’est arrêté en découvrant que tel n’était pas le cas.

Maintenant, découvrir que la croyance initiale était fausse implique découvrir que le contenu de la croyance initiale ne correspond à aucun fait. De nombreux animaux sont capable de croire dans ce sens. Par exemple, le chien croyait que la balle a été lancée, puis a découvert que cette croyance était fausse, que la balle n’a pas été lancée, et pour cette raison croit à présent que le contenu de sa croyance originale ne correspond à aucun fait. A mon sens, cette conception de croyance est suffisante pour attribuer avec raison des croyances aux animaux.

Pour arriver au critère d’attribution des croyances en termes de capacité à être surpris, nous nous sommes basés sur des observations du comportement des animaux. Mais il y a plusieurs aspects différents du comportement que nous pouvons observer, et tous sont pertinents pour déterminer ce critère. Nous pourrions observer (i) la réaction affective des animaux aux situations inattendues (par exemple la déception). Nous pourrions observer (ii) l’objectif vers lequel tend leur comportement, ou ce en quoi leur comportement sert la satisfaction de leurs désirs. Enfin, nous pourrions observer (iii) le contexte dans lequel ils adoptent tel ou tel comportement.

Maintenant, si la capacité de désirer requiert la capacité de croire, laquelle requiert à son tour la capacité d’appliquer des concepts, la question est de savoir si les animaux disposent des croyances d’arrière-plan nécessaires pour être capable d’appliquer des concepts. Mais il devrait être clair, à ce point de notre discussion, qu’il n’est pas nécessaire pour un individu humain ou non humain de tout savoir sur une chose pour pouvoir lui appliquer un concept. Cette idée, que Regan appelle la théorie du tout-ou-rien, n’est pas à même de rendre compte du fait que nous acquérons des concepts durant notre existence. Il vaut mieux à ses yeux souscrire à l’idée derrière les théories que Regan appelle du plus-ou-moins; selon cette idée, «posséder un concept ne signifie pas que tout le monde qui le possède partagent les mêmes croyances d’arrière-plan sur les objets auxquels le concept s’applique, car plusieurs individus appartenant à des groupes différents peuvent posséder le même concept à un degré plus ou moins élevé» 9. Il est raisonnable de conclure que la plupart des animaux possèdent différents concepts dans le sens où ils sont capable de faire la différence entre, disons, un os et un arbre. Mais il est aussi raisonnable de supposer que nous ne pourrons jamais connaître exactement les concepts et les croyances des animaux, et que nous devrons toujours nous en tenir à une conception plus ou moins vague. Ce qui est suffisant pour qu’il soit correct de leur attribuer des croyances. Comme l’écrit DeGrazia, «pour asserter quelque chose de sensé à propos du contenu des croyances des animaux, il suffit de leur attribuer des croyances d’une manière relativement vague. Il n’est pas nécessaire d’établir précisément ce que les animaux croient pour montrer qu’il y a quelque chose qu’ils croient, et de montrer approximativement ce qu’elle peut être» 10.

S’il est peu plausible que nous puissions jamais connaître le contenu exact de la croyance d’un animal, il est également peu plausible que nous puissions toujours connaître le contenu de la croyance des êtres humains. Par exemple, les gens ont, en général, des croyances concernant la Lune, mais je ne pourrais prétendre connaître avec précision le contenu du concept de Lune de quiconque – y compris du mien – qu’en considérant attentivement les conditions d’application de ce concept, en prenant le temps de la réflexion. Et quand même je pourrais avoir une pensée momentanée concernant la Lune, je ne connais pas avec certitude le contenu du concept que j’applique à la Lune, bien qu’il soit probable que ce concept est relativement rudimentaire, n’incluant qu’une fraction des informations dont je dispose au sujet de la Lune et dont je découvre, en prenant le temps de la réflexion, qu’elles participent de mon concept de Lune.

Pour résumer, il y a différentes manières de connaître le contenu des croyances des animaux, y compris leurs croyances d’arrière-plan. Cela n’implique pas que nous découvrirons toujours ce qu’ils croient à un moment donné, ou les croyances d’arrières-plan qu’ils ont à un moment donné. Il peut y avoir de nombreux cas où nous ne pouvons pas connaître le contenu de leurs croyances avec précision. Mais le fait que nous ne pouvons pas connaître le contenu de leurs croyances avec précision ne nous permet pas d’inférer qu’ils n’ont pas de croyances. Nous pouvons essayer de deviner, avec plus ou moins de succès, le contenu de leurs croyances. Ce qui vaut également pour les êtres humains: qu’ils soient marginaux (comme les enfants et les handicapés – ce terme n’a aucune connotation péjorative ndlr.) ou non, les êtres humains nous rendent parfois difficile la connaissance du contenu de leur croyances. Il serait absurde d’en inférer qu’ils non pas de croyances.

Puisqu’il est possible, dans beaucoup de cas, de découvrir ce que les animaux croient, il suit que spécifier le contenu des croyances des animaux n’est pas obstacle à spécifier le contenu de leurs désirs. Mais comment pouvons nous connaître le désir d’un animal à un moment donné?

Comme je le dis plus haut, l’observation est indispensable pour spécifier le contenu des désirs des animaux. Typiquement, les animaux adoptent un comportement déterminé par la satisfaction ou non d’un désir. Par exemple, à l’heure du dîner, notre sanglier fait signe qu’il a faim. Ce faisant, il manifeste un désir de manger, et exprime son plaisir si le désir est en voie d’être satisfait. Qui plus est, il cesse de manifester des signes d’attente une fois qu’il est nourri. Par contre, si nous sommes trop occupés pour le nourriture aussitôt qu’il fait signe qu’il a faim, il ne cessera pas pour autant le comportement accompagnant la poursuite de l’objet désiré: si le désir n’est pas satisfait, il exprimera de la déception et se couchera, frustré.

Il est clair qu’il n’est pas toujours facile ou même possible de savoir ce qu’un animal recherche, mais dans la plupart des cas, cela est plutôt évident. Si Oscar se rend vers son bol, c’est qu’il cherche à manger un morceau. Similairement, lorsque je me rends à la cuisine et ouvre, il est justifié (à première vue) de m’attribuer le désir de manger un morceau. Il faut remarquer que le comportement non linguistique des individus est souvent plus parlant que leurs propos. Les gens peuvent mentir, ou ils peuvent ne pas connaître eux-mêmes leurs véritables désirs et motifs.

Ainsi, puisque qu’il est plausible d’affirmer que la capacité d’avoir des intérêts requiert la capacité d’avoir des désirs, il me fallait montrer pourquoi de nombreux animaux peuvent se voir attribuer correctement la capacité d’avoir des désirs. Et puisqu’il est plausible d’affirmer que les données comportementales et physiologiques justifient (à première vue) l’attribution de désirs chez les êtres humains, il serait incohérent de refuser à ces données le même poids justificatif. Il est possible que la capacité de croire soit requise pour la capacité de désirer, mais ce prérequis est satisfait par les animaux si on admet qu’ils peuvent avoir des croyances dans le sens minimal d’être surpris par une différence entre les faits et leurs attentes. La question ouverte est celle de savoir où tracer la frontière entre les animaux capables de désirer, et donc d’avoir des intérêts, et ceux qui en sont incapables.

Les données empiriques sont aujourd’hui trop minces pour faire coïncider cette frontière avec la frontière entre animaux sensibles et animaux insensibles – bien qu’il soit possible que certains invertébrés, tels que les amibes, ne sont pas sensibles. Mais alors qu’il y a beaucoup d’incertitude concernant la possible sensibilité de certains animaux, les données empiriques soutiennent massivement l’idée que les animaux peuvent ressentir de la douleur et du plaisir.

Quant aux cas indéterminés, je suggère que nous leur laissions le bénéficie du doute en supposant qu’ils sont sensibles. Cela vaut mieux que de courir le risque de nuire à un animal prétendument insensible…

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Bibliographie^

DeGrazia, D. (1996): Taking Animals Seriously. New York: Cambridge University Press

Feinberg, J. (1980): Rights, Justice, and the Bounds of Liberty. Princeton, N.J.: Princeton University Press

Regan, T. (2004): The Case for Animal Rights. Berkeley: California University Press.

Notes:

  1. Sarah Heiligtag est éthicienne auprès de la fondation “Mensch und Tier” de Bâle.
  2. Jeremy Bentham, Déontologie ou science de la morale, éd. Encre de Marine, 2006, p. 20.
  3. Cette notion est plutôt vague, désignant plusieurs approches en éthique, selon qu’elles étendent ou restreignent la communauté morale.
  4. Voir Feinberg (1980), «Harm and Self-Interest».
  5. Voir Taking Animals Seriously (1996).
  6. DeGrazia (1996), p. 105.
  7. Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe aucune personne qui apprécie la douleur, comme les masochistes. Ce qui est important, c’est que même les masochistes ont la disposition (latente) d’avoir une attitude négative envers la douleur.
  8. Voir DeGrazia (1996), p. 105.
  9. Pour une discussion exhaustive de ce que Regan appelle les théories du «tout-ou-rien» et du «plus-ou-moins», voir Regan (2004), p. 53.
  10. DeGrazia (1996), p. 157.